“Fils”
in Débridé n°3
Est-ce que tu dors bien mon fils ?
Il dort
Abandonné, bras ouverts
offert au ciel sale de ce coin d’horizon
Aux passants sur le trottoir
aux usagers des bus 86, 87, 63
Au froid qui mord
Une chaussure contre la tempe, l’autre disparue
Les pieds nus, sortis de ce qui le recouvre
Un sac de couchage, une couverture, rien
Il dort sur un carré qui souffle de la chaleur
une grille
Est-ce que tu manges bien ?
Il mange
Par terre
Appuyé sur un coude, des choses qu’il éparpille
Sauces, barquettes, jus de fruits, gobelets, sac en plastique
trois pommes
Il fume,
allongé
Des mégots qu’il éparpille
Il s’habille et se déshabille de vêtements qu’il abandonne
Sans quitter sa grille
Est-ce que tu as trouvé un logement ?
Est-ce que tu as trouvé un travail ?
Est-ce que tu as trouvé des amis ?
Il défie les passants
Il défie les usagers de la RATP
Ils défie ceux qui le regarde
Il défie le monde
Il défend sa grille
Il se parle dans sa tête
Il se parle à lui-même
Quand il pleut trop, il s’en va.
La Mairie de Paris fait le ménage, les pigeons s’activent
la voirie range, la voirie nettoie
Donne nous des nouvelles Fils
Ta mère s’inquiète
Octobre 2023
“Tout était tranquille”
in Sève n°1
C’était une plage nouvelle au bout de la Corniche, au pied d’un hôtel nouveau. Un décor de plage, installé pour nous, ceux qui prennent l’avion pour venir se baigner en décembre. Un rivage comme une maquette, une pellicule de sable roux collée sur une feuille de carton, des parasols fabriqués avec des allumettes et des ronds découpés, des éponges peintes en vert pour les buissons, l’eau simulée avec du papier d’argent. Exactement la maquette de notre jeu enfants du Grand hôtel Cafardeux.
C’est arrivé quand j’ai mis le pied dans l’eau tiède qui frisottait sur la bordure du sable, je me suis souvenue de notre grand hôtel et de sa clientèle, des cafards que nous gazions à l’insecticide. Je me retrouvais exactement comme eux, couchés sur le dos sous les parasols, sur le gras bombé de leurs élytres, leurs longues moustaches étalées sur le sable.
Pour composer cette plage grandeur nature du Grand hôtel Cafardeux, il a fallu de la dynamite, des pelleteuses, des grues, du béton et des camions de sable. Il a fallu discipliner la Barre qui s’acharnait contre les rochers au coucher du soleil. Elle était tout à fait vaincue derrière la jetée de moellons, elle ne rugissait même plus dans mon souvenir quand nous sommes rentrés nous changer pour le dîner, après avoir si bien nagé en décembre.
Ce n’était pas vraiment une pensée, juste un écho de toi dans ce jeu des cafards morts que nous faisions vivre dans un hôtel.
Quelquefois le soir, pour les regarder vivre, nous glissions une ampoule électrique à l’intérieur du lobby. Ils restaient sans bouger autour de la lumière. Nous les savions nombreux encore au restaurant, dans les étages, certains dormants déjà, ceux dont les chambres ne profitaient pas du halo. Ceux du lobby se parlaient face à face, assis tout raides dans des canapés de coton et de boîtes d’allumettes, leurs gros ventres et leurs antennes étalées, ils chuchotaient des projets pour la soirée, ils allaient retrouver des amis, quelques-uns étaient amoureux. Nous inventions leur vie depuis l’extérieur, depuis la plage ou le jardin au bord de la piscine où certains devisaient sans bruit dans le noir, sage comme nous les avions installés dans l’obscurité. Tout était calme au Grand hôtel mais dans le cœur de sa clientèle bouillonnaient des aventures que nous devinions.
Nuit béante à l’intérieur de mon corps dont les contours s’évanouissent à l’instar des mirages qui s’animent dans ses ténèbres. Mirage du hall funéraire de notre Grand hôtel, ses baies vitrées coulissantes, sa pièce d’eau, ses roches décoratives, ses bouquets japonais, ses fauteuils club, son piano silencieux, son micro abandonné.
Les mots affleurent de l’obscurité articulant des images comme celle-ci que je pêche au hasard : une photo qui me dévisage, appuyé sur un coude, le menton dans la main, au bord d’une piscine sous un grand parasol. Rouge le maillot, rouge jaune vert les quartiers du parasol, bleu le matelas sur lequel tu reposes. Bleue la piscine, blanche la margelle, vive la lumière, tu clignes les yeux mais tu me regardes.
Une photo qui m’emmène dans notre jardin vert où la terre est grasse et le tronc des arbres rugueux. Un jardin qui se déploie autour de l’image, dont je foule pieds nus le gazon dru, le chemin de dalles crayeuses, le ciment râpeux derrière la maison, le sol de coquillages du carré de filaos.
Les odeurs et les bruits ont depuis macéré avec d’autres. Si je les ai parfois retrouvés en rêve, intacts mais volatils, j’ai perdu leur empreinte au réveil. Jusqu’à quand, dans les yeux, le rose pourpré de l’hibiscus, le taffetas éteint des pétales de bougainvillée. Le velours sucré de la fleur de frangipanier, massepain clair au cœur foncé taché d’écarlate à la pointe. Jusqu’à quand les flamboyants en fleurs, avant qu’aux branches ne leur pendent de tristes sabres noirs.
La nuit monte fraîche à travers la terre grasse du jardin, l’air est saturé d’anti-moustique, nous circulons dans les pièces éclairées. Je sais que tu es là, aucun écho pourtant de tes pieds nus sur le carrelage, tu as disparu dans ce grand silence. Autour de la piscine, les cafards de notre hôtel devisent en lissant leur moustache, leurs murmures couverts par le fracas des vagues contre les rochers éparpillés à la dynamite.
Je m’étais endormie sur la plage du Grand hôtel Cafardeux, le corps cuivré comme un caramel, de ceux qui craque sous la dent comme les cafards sous nos sandales, les moustaches bien étalées, le ventre plein d’une bouillie de petits œufs. Un ciel de gouache, un rond de sable blond pour figurer le soleil. Tout était tranquille.—
Juin 2022
“Trois pluies”
in la Tortue Verte*
Prix de la nouvelle Forum Femmes-Méditerranée 2006
Abdoulaye a dix ans. C’est un garçon sérieux. Il vit chez l’Oncle avec sa mère.
Abdoulaye n’a pas connu son père, l’Oncle il l’appelle Papa, il vit chez lui depuis qu’il est tout petit. Il y a beaucoup d’enfants dans la maison de l’Oncle, c’est une maison en dur à Pikine, loin du centre-ville, loin de Dakar.
La mère d’Abdoulaye ne laisse personne s’occuper de lui, de son éducation. Elle tient tête à l’Oncle, personne mieux qu’elle ne sait ce qui est bon pour son fils. « Ton frère saura te tuer là où il est si tu touches à mon fils. » Elle leur fait peur sa mère, elle les tient à distance, « Papa », les co-épouses et ses nombreux cousins.
Abdoulaye est un garçon sérieux, sa mère a la main dure pour lui faire passer l’envie de se dissiper. Mais elle sait aussi, depuis qu’il est tout petit, lui souffler le soir à l’oreille le chant du vent dans les filaos et lui conter son rêve à mi-voix. Il ne comprend pas les paroles, mais c’est une mélodie qu’il aime, il s’endort dans son murmure. Sur un cheval sellé d’or et d’argent, il s’élance au-delà des hautes herbes de la savane, au-delà des baobabs, du fleuve et du désert, au-delà des continents, très loin, très haut, jusqu’à toucher la lune.
Abdoulaye a dix ans et il rêve en secret de devenir président de la République.
Il est arrivé en France la semaine dernière, il a dix-huit ans. Depuis toujours sa mère a mis de l’argent de côté, elle a convaincu l’Oncle de lui obtenir des papiers. Il est là pour étudier, ils ont entendu parler d’une école d’économie, il pourra apprendre la comptabilité. C’est cher, mais elle a mis de l’argent de côté depuis si longtemps. Il est à Vitry chez son cousin pour l’instant, il faut qu’il se renseigne pour son école.
Son cousin ne peut pas le garder, il l’emmène à Paris visiter un logement avenue d’Italie. Ils ont pris le RER et il l’a quitté devant l’arrêt d’autobus. Abdoulaye a mis le manteau qu’il lui a donné, il est un peu grand mais il lui tient chaud. Paris, c’est compliqué et c’est merveilleux. Il cherche autour de lui à partager la joie qui l’envahit mais les autres voyageurs ont des yeux absents et sévères. Il se cale contre la fenêtre et sourit sans s’en apercevoir, il a eu la trouille tout à l’heure en glissant son ticket dans la machine, elle l’a avalé tellement vite, il a bien cru y laisser les doigts.
La chambre est sale et encombrée. Les autres ne sont pas là quand il visite, ils vont vivre à trois dans la pièce. Un lit, deux planches débarrassées sur une étagère, l’ami de son cousin est pressé qu’il s’installe. Abdoulaye paye et retourne à Vitry chercher sa valise. Dans l’escalier, des petits enfants se bousculent pour le regarder partir. Il y a beaucoup de monde dans cet immeuble.
Abdoulaye ne fait pas d’études d’économie, il n’a pas trouvé l’école. Son cousin n’était pas étonné, c’est une école pour les naïfs. Comme sa mère avait déjà envoyé quelque chose, l’argent est perdu. Abdoulaye ne sait pas trop comment lui en parler. Il en parlera quand il aura trouvé autre chose, mais dans son nouveau logement, il peine à s’endormir.
Par le hublot de l’avion qui l’a conduit en France, il a vu le soleil se coucher au-dessus de l’horizon, l’avion s’illuminait d’or et d’argent dans un ciel de neige et de feu.
Abdoulaye croyait rêver tandis que son rêve l’emportait vers l’ombre de la nuit qui avançait.
La neige est venue et il l’attendait. Il la trouve froide, sale et mouillée, et moche, comme sa vie. Il y a longtemps qu’il n’a pas donné de nouvelles à sa mère.
Pour lui dire quoi, depuis six mois qu’il est ici, qu’il n’étudie pas, que ses papiers sont périmés, qu’au squat ils lui ont tout piqué, qu’il traîne avec des types qui se cachent de la police, comme lui.
Il n’a pas vu son cousin depuis trois mois, pour lui dire quoi, qu’il a besoin d’argent, de nourriture et de travail. Abdoulaye n’a pas été élevé pour demander la charité.
Il finit par en trouver du travail. Un travail sérieux, du ménage le soir. Pas de papiers, pas d’histoire, à prendre ou à laisser. Il va s’en sortir, il y croit Abdoulaye, c’est le début de la fin de la galère.
Au squat, les garçons de sa chambre, ça les fait ricaner. Homme de ménage et pourquoi pas président de la République.
Abdoulaye résiste, il a besoin de cet argent, pour s’acheter des Marlboro et se payer des vêtements chauds. L’hiver, c’est froid une ville comme Paris. Les autres sont habitués, ils sont là depuis longtemps. Ce sont des durs, ils sont venus en camion par le désert, ils ont traversé la nuit dans des bateaux, ils ont connu la peur, ils se sont vus mourir. Abdoulaye les fait doucement rigoler, l’étudiant qui est venu avec Air France. Ils ont commencé par se servir dans sa valise, ils l’ont fait marcher pour voir, et puis ils l’ont adopté, ils traînent ensemble maintenant. Quand Abdoulaye n’est pas à son travail.
Mais avec ce qu’il gagne il hésite à continuer, ses copains ont des plans pour gagner beaucoup sans se fatiguer.
C’est bon, Abdoulaye, va de l’avant, les combines, le trafic, le commerce, ça lui plaît plus qu’il ne croyait. Et ça lui réussit plutôt pas mal, bientôt il pourra faire signe au cousin, sapé comme un prince, et envoyer de l’argent à sa mère.
Sa mère l’attend, chez l’Oncle à Pikine. Elle fait de plus en plus peur aux enfants, à parler toute seule. Le soir assise devant la maison elle récite ses prières, enveloppée jusqu’au front dans son pagne, les yeux perdus au-delà de Pikine, au-delà de Yoff, au-delà du rivage venteux qui souffle son écume dans les filaos, bien au-delà. Elle est courbée la mère, elle devient vieille. Les co-épouses se moquent derrière son dos : « En voilà un fils, qui disparaît en nous laissant la vieille, et pauvre comme Job avec ça. » Les co-épouses n’ont pas ces problèmes avec leurs garçons, « voilà ce que c’est d’avoir toujours pété plus haut que son c… »
Abdoulaye a disparu, il a quitté le squat, le cousin n’a pas réussi à le contacter quand la mère lui a fait demander de chercher des nouvelles. Des nouvelles, la mère en a dans ses cauchemars.
Elle se réveille en sueur, Abdoulaye tout en blanc court avec les autres ndioulis, ils pourchassent une chèvre avec leurs bâtons. Ça ne lui plaît pas qu’il traîne en route, elle se fâche quand il arrive essoufflé, encore tout agité. Mais il ne se laisse pas faire, il se raidit et la défie droit dans les yeux.
C’est alors que la mer recouvre son enfant. Elle l’aperçoit encore un temps sous la surface, le visage grave tendu vers le sien, avant qu’il coule à pic et disparaisse dans l’eau sombre.
La mère est allée voir le borom coquillage, pour avoir des nouvelles. Elle a pris l’habitude d’attendre son tour dans sa maison en tôle derrière le marché Sandaga. Au mur en face d’elle, à côté du frigidaire, un grand cheval emporte le héros Lat Dior dans un galop de velours brodé d’or et d’argent.
Le borom lit le destin d’Abdoulaye dans les coquillages qu’il lance sur une étoffe étalée devant lui. Elle lui apporte des légumes ou du riz, un peu d’argent quand elle en a. Abdoulaye va bien. « Ton fils, il va très bien. Oui, il gagne de l’argent. Oui, il fait du commerce. Oui, il va revenir. Trois pluies pendant trois jours. Regarde », il choisit un cauri, « regarde, trois pluies, trois jours et tu auras des nouvelles. Inch’Allah. »
La mère reprend courage. Son fils est un battant, il réussit très bien en France. C’est ce qu’elle raconte aux gens du quartier et aux co-épouses. « Alors pourquoi la mère d’un tel fils n’est-elle pas mieux vêtue, et pourquoi n’a-t-elle n’a pas encore de voiture ? » Les voisins s’interrogent, il réussit Abdoulaye, mais ce n’est pas un bon fils. Sa mère, il a mangé ses rêves.
« Vous verrez quand il reviendra, un seigneur ! Il travaille dans le business, il aura une maison aux Almadies, il achètera une télévision satellite, il travaillera au gouvernement grâce à ses connaissances. C’est un grand homme désormais ! »
L’Oncle est mort et la mère vit chez des voisins, les co-épouses aussi ont vieilli, elles sont parties chez leurs enfants, l’un d’entre eux est marié avec une Française. La mère n’a rien à leur demander à propos d’Abdoulaye, sûrement pas de chercher des nouvelles. Comme tout le monde depuis toutes ces années elle attend la saison des pluies. Il pleut moins qu’autrefois par ici, la sécheresse s’installe au fil du temps.
La mère, elle n’attend que trois jours de pluie. Trois pluies, trois jours, ce serait son rêve.Abdoulaye a dix ans. C’est un garçon sérieux. Il vit chez l’Oncle avec sa mère.
Abdoulaye n’a pas connu son père, l’Oncle il l’appelle Papa, il vit chez lui depuis qu’il est tout petit. Il y a beaucoup d’enfants dans la maison de l’Oncle, c’est une maison en dur à Pikine, loin du centre-ville, loin de Dakar.
La mère d’Abdoulaye ne laisse personne s’occuper de lui, de son éducation. Elle tient tête à l’Oncle, personne mieux qu’elle ne sait ce qui est bon pour son fils. « Ton frère saura te tuer là où il est si tu touches à mon fils. » Elle leur fait peur sa mère, elle les tient à distance, « Papa », les co-épouses et ses nombreux cousins.
Abdoulaye est un garçon sérieux, sa mère a la main dure pour lui faire passer l’envie de se dissiper. Mais elle sait aussi, depuis qu’il est tout petit, lui souffler le soir à l’oreille le chant du vent dans les filaos et lui conter son rêve à mi-voix. Il ne comprend pas les paroles, mais c’est une mélodie qu’il aime, il s’endort dans son murmure. Sur un cheval sellé d’or et d’argent, il s’élance au-delà des hautes herbes de la savane, au-delà des baobabs, du fleuve et du désert, au-delà des continents, très loin, très haut, jusqu’à toucher la lune.
Abdoulaye a dix ans et il rêve en secret de devenir président de la République.
Il est arrivé en France la semaine dernière, il a dix-huit ans. Depuis toujours sa mère a mis de l’argent de côté, elle a convaincu l’Oncle de lui obtenir des papiers. Il est là pour étudier, ils ont entendu parler d’une école d’économie, il pourra apprendre la comptabilité. C’est cher, mais elle a mis de l’argent de côté depuis si longtemps. Il est à Vitry chez son cousin pour l’instant, il faut qu’il se renseigne pour son école.
Son cousin ne peut pas le garder, il l’emmène à Paris visiter un logement avenue d’Italie. Ils ont pris le RER et il l’a quitté devant l’arrêt d’autobus. Abdoulaye a mis le manteau qu’il lui a donné, il est un peu grand mais il lui tient chaud. Paris, c’est compliqué et c’est merveilleux. Il cherche autour de lui à partager la joie qui l’envahit mais les autres voyageurs ont des yeux absents et sévères. Il se cale contre la fenêtre et sourit sans s’en apercevoir, il a eu la trouille tout à l’heure en glissant son ticket dans la machine, elle l’a avalé tellement vite, il a bien cru y laisser les doigts.
La chambre est sale et encombrée. Les autres ne sont pas là quand il visite, ils vont vivre à trois dans la pièce. Un lit, deux planches débarrassées sur une étagère, l’ami de son cousin est pressé qu’il s’installe. Abdoulaye paye et retourne à Vitry chercher sa valise. Dans l’escalier, des petits enfants se bousculent pour le regarder partir. Il y a beaucoup de monde dans cet immeuble.
Abdoulaye ne fait pas d’études d’économie, il n’a pas trouvé l’école. Son cousin n’était pas étonné, c’est une école pour les naïfs. Comme sa mère avait déjà envoyé quelque chose, l’argent est perdu. Abdoulaye ne sait pas trop comment lui en parler. Il en parlera quand il aura trouvé autre chose, mais dans son nouveau logement, il peine à s’endormir.
Par le hublot de l’avion qui l’a conduit en France, il a vu le soleil se coucher au-dessus de l’horizon, l’avion s’illuminait d’or et d’argent dans un ciel de neige et de feu.
Abdoulaye croyait rêver tandis que son rêve l’emportait vers l’ombre de la nuit qui avançait.
La neige est venue et il l’attendait. Il la trouve froide, sale et mouillée, et moche, comme sa vie. Il y a longtemps qu’il n’a pas donné de nouvelles à sa mère.
Pour lui dire quoi, depuis six mois qu’il est ici, qu’il n’étudie pas, que ses papiers sont périmés, qu’au squat ils lui ont tout piqué, qu’il traîne avec des types qui se cachent de la police, comme lui.
Il n’a pas vu son cousin depuis trois mois, pour lui dire quoi, qu’il a besoin d’argent, de nourriture et de travail. Abdoulaye n’a pas été élevé pour demander la charité.
Il finit par en trouver du travail. Un travail sérieux, du ménage le soir. Pas de papiers, pas d’histoire, à prendre ou à laisser. Il va s’en sortir, il y croit Abdoulaye, c’est le début de la fin de la galère.
Au squat, les garçons de sa chambre, ça les fait ricaner. Homme de ménage et pourquoi pas président de la République.
Abdoulaye résiste, il a besoin de cet argent, pour s’acheter des Marlboro et se payer des vêtements chauds. L’hiver, c’est froid une ville comme Paris. Les autres sont habitués, ils sont là depuis longtemps. Ce sont des durs, ils sont venus en camion par le désert, ils ont traversé la nuit dans des bateaux, ils ont connu la peur, ils se sont vus mourir. Abdoulaye les fait doucement rigoler, l’étudiant qui est venu avec Air France. Ils ont commencé par se servir dans sa valise, ils l’ont fait marcher pour voir, et puis ils l’ont adopté, ils traînent ensemble maintenant. Quand Abdoulaye n’est pas à son travail.
Mais avec ce qu’il gagne il hésite à continuer, ses copains ont des plans pour gagner beaucoup sans se fatiguer.
C’est bon, Abdoulaye, va de l’avant, les combines, le trafic, le commerce, ça lui plaît plus qu’il ne croyait. Et ça lui réussit plutôt pas mal, bientôt il pourra faire signe au cousin, sapé comme un prince, et envoyer de l’argent à sa mère.
Sa mère l’attend, chez l’Oncle à Pikine. Elle fait de plus en plus peur aux enfants, à parler toute seule. Le soir assise devant la maison elle récite ses prières, enveloppée jusqu’au front dans son pagne, les yeux perdus au-delà de Pikine, au-delà de Yoff, au-delà du rivage venteux qui souffle son écume dans les filaos, bien au-delà. Elle est courbée la mère, elle devient vieille. Les co-épouses se moquent derrière son dos : « En voilà un fils, qui disparaît en nous laissant la vieille, et pauvre comme Job avec ça. » Les co-épouses n’ont pas ces problèmes avec leurs garçons, « voilà ce que c’est d’avoir toujours pété plus haut que son c… »
Abdoulaye a disparu, il a quitté le squat, le cousin n’a pas réussi à le contacter quand la mère lui a fait demander de chercher des nouvelles. Des nouvelles, la mère en a dans ses cauchemars.
Elle se réveille en sueur, Abdoulaye tout en blanc court avec les autres ndioulis, ils pourchassent une chèvre avec leurs bâtons. Ça ne lui plaît pas qu’il traîne en route, elle se fâche quand il arrive essoufflé, encore tout agité. Mais il ne se laisse pas faire, il se raidit et la défie droit dans les yeux.
C’est alors que la mer recouvre son enfant. Elle l’aperçoit encore un temps sous la surface, le visage grave tendu vers le sien, avant qu’il coule à pic et disparaisse dans l’eau sombre.
La mère est allée voir le borom coquillage, pour avoir des nouvelles. Elle a pris l’habitude d’attendre son tour dans sa maison en tôle derrière le marché Sandaga. Au mur en face d’elle, à côté du frigidaire, un grand cheval emporte le héros Lat Dior dans un galop de velours brodé d’or et d’argent.
Le borom lit le destin d’Abdoulaye dans les coquillages qu’il lance sur une étoffe étalée devant lui. Elle lui apporte des légumes ou du riz, un peu d’argent quand elle en a. Abdoulaye va bien. « Ton fils, il va très bien. Oui, il gagne de l’argent. Oui, il fait du commerce. Oui, il va revenir. Trois pluies pendant trois jours. Regarde », il choisit un cauri, « regarde, trois pluies, trois jours et tu auras des nouvelles. Inch’Allah. »
La mère reprend courage. Son fils est un battant, il réussit très bien en France. C’est ce qu’elle raconte aux gens du quartier et aux co-épouses. « Alors pourquoi la mère d’un tel fils n’est-elle pas mieux vêtue, et pourquoi n’a-t-elle n’a pas encore de voiture ? » Les voisins s’interrogent, il réussit Abdoulaye, mais ce n’est pas un bon fils. Sa mère, il a mangé ses rêves.
« Vous verrez quand il reviendra, un seigneur ! Il travaille dans le business, il aura une maison aux Almadies, il achètera une télévision satellite, il travaillera au gouvernement grâce à ses connaissances. C’est un grand homme désormais ! »
L’Oncle est mort et la mère vit chez des voisins, les co-épouses aussi ont vieilli, elles sont parties chez leurs enfants, l’un d’entre eux est marié avec une Française. La mère n’a rien à leur demander à propos d’Abdoulaye, sûrement pas de chercher des nouvelles. Comme tout le monde depuis toutes ces années elle attend la saison des pluies. Il pleut moins qu’autrefois par ici, la sécheresse s’installe au fil du temps.
La mère, elle n’attend que trois jours de pluie. Trois pluies, trois jours, ce serait son rêve. —
*Revue en ligne des littératures francophones / Université de Lille